Par: Olivier Cliche-Laroche
Peu d’artistes d’actualité se démarquent autant que Grimes: que ce soit pour son excentricité en terme d’expression personnelle que par sa créativité sans limite, elle terrifie et fascine les cerveaux de ceux qui l’écoutent. De son vrai nom Claire Boucher, elle fonde tout procédé artistique sur l’expérimentation et le renouveau, produisant une musique typiquement « éclatée ». Toutefois, son dernier projet, remontant à il y a déjà cinq ans, il nous tardait d’avoir un nouveau travail par lequel notre cervelle commune exploserait (je me permet le colloquialisme par pur coquetterie). C’est ainsi qu’elle commença l’an passé à nous donner des bribes et soupçons de son prochain album mettant en vedette un panthéon anthropomorphique de calamités modernes: bien sûr, j’anticipais avec la plus intense des impatiences cette nouvelle oeuvre. Le tout culmina alors le 21 février dernier avec la sortie tant attendue de Miss Anthropocene, recueil musical et fataliste témoignant d’un futur actuel et complètement artificiel.
Avant tout, afin de comprendre l’expérience qu’est Miss Anthropocene, il est important d’en comprendre la thèse. En effet, Grimes y cherche a prouver que l’Homme est l’artisan de son propre malheur: chaque chanson explore une réalité artificielle menant la société à sa perte, d’une manière ou d’une autre. Elle aborde autant des sujets d’actualité, tels que l’enjeu de l’intelligence artificielle ou bien du postféminisme contemporain (qui énonce que le genre appartient à un spectre plutôt qu’à un système binaire), que des thèmes plus controversés, soit le suicide ou la toxicomanie. Reliant toutes les facettes de ce panthéon fataliste, qu’elle parvient à humaniser, se trouve la crise climatique. Cette dernière manifeste, selon l’artiste, l’apogée de la folie humaine: ergo la référence à l’anthropocène dans le titre.
Pourtant, d’un point de vue purement musical, Miss Anthropocene permet à Grimes d’expérimenter plus que jamais, résultant en un album aux sons variés, souvent surprenants, mais tout de même puissants. On retrouve des influences claires du nu-metal, du rave et de la musique de jeux-vidéo au courant de l’album, et ce tout en explorant de nouveaux horizons. Par exemple, certaines chansons possèdent un soupçon d’influence de Bollywood, de la scène de rap asiatique et même de country! Boucher s’y débarrasse de toute préconception et de tout genre musical afin de créer un hybride extraterrestre la propulsant vers de nouveaux exploits. Si son art était déjà unique, elle se crée définitivement, via cet album, une classe innovatrice sur la scène populaire.
Plus microscopiquement, Miss Anthropocene débute par l’élégante So Heavy I Fell Through the Earth (Art Mix), une chanson minimaliste qui explore les aléas du corps lors d’un moment de déroute, de fantaisie, et écrite en guise de réflexion envers la perception du genre dans notre société. Suivie par Darkseid, la mélodie passe soudainement d’une atmosphère sereine à un rythme sombre et mouvementé, lors duquel Grimes se lamente d’une apathie quelconque. Pourtant, 潘PAN y amorce aussitôt un rap effréné en Taïwanais portant sur une expérience de violence sexuelle et de haine. Bien que cette chanson n’est pas la première que Boucher produit à ce sujet, elle est probablement une des plus uniques de son répertoire entier. Toutefois, l’intensité est coupée au moment que Delete Forever débute, soit par une douce production à la guitare et au banjo accompagnés par des percussions électroniques et des violons distants. C’est là que l’artiste fait preuve de vulnérabilité et parle de la perte de ses amis face à la crise des opioïdes et son traumatisme subséquent, la tendresse de la mélodie servant d’élégie nostalgique. Ensuite, Grimes revient à sa zone de confort avec Violence et 4ÆM, où elle explore les thèmes de simulations et de violence artificielles dans la société actuelle. Musicalement, elle se retrouve accompagnée par une trame de pop industriel, puis par du glitch EDM rappelant la culture bollywoodienne. Probablement les chansons les plus huppées de l’album, on y expérience une forme de climax énergétique par lequel on peut percevoir l’audace typique du personnage créatif de Claire Boucher. La première moitié de Miss Anthropocene termine ensuite par New Gods, qui émet la thèse artistique de l’album. On y exprime alors un serment de dévouement, d’amour inconditionnel envers une cause spirituelle et sombre relayé via une ballade efficace au piano.
Toutefois, la deuxième partie de l’album est symboliquement plus sombre: l’utilisation d’un style similaire au nu-metal témoigne que, suite à la prise de conscience de l’artiste envers ces nouvelles calamités, elle explore leurs réalités plus subversives. Boucher débute cette moitié avec My Name Is Dark (Art Mix), où elle lâche ses cris typiquement perçants. En effet, la trame y démontre une frustration envers l’apathie systématisée de l’ère contemporaine. S’enchaîne par la suite You’ll miss me when I’m not around, par laquelle Grimes nous fait part de ses pensées suicidaires en parallèle avec sa relation avec l’industrie musicale tout en continuant le son de la chanson précédente. Before the Fever, elle, relie l’idée précédente à une vision égocentrique de la fin du monde, prenant par le fait même un ton surréel et orchestral. Enfin, Claire Boucher termine son œuvre par Idoru. Le titre étant un ingénieux jeu de mots entre prononciation japonaise du mot « Idol » et l’expression « I adore you », la finale est vastement plus idyllique et léger que les autres morceaux. Ce n’est toutefois qu’apparences, étant donné sa thématique axée sur l’indoctrination et la passion envers l’artifice internautique.
Somme toute, Miss Anthropocene met en scène une Grimes plus puissante que jamais et une variété incroyable de sons et mélodies rarement entendues sur les ondes populaires. J’ai l’opinion qu’elle délivre son œuvre la plus profonde et importante de sa carrière, soit par ses implications socio-politiques et son intransigeance artistique quant à elles. Mais allez-vous autant l’apprécier que moi? Là est alors la question!
Illustration par Camille Morin
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