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Mon inséparable

Par Eliane Raymond


Automne 1999. Début septembre.

C’est la première fin de semaine du mois, celle de trois jours, gracieuseté de la fête des travailleurs. Il fait un temps doux, frais, mais parsemé d’éclaircies d’un soleil puissant. Les feuilles commencent à s’oxyder, prenant ainsi des teintes orangées. Ce magnifique paysage semblant tout droit sorti d’une toile d’un peintre aux traits fins et précis, semble pouvoir guérir tous les maux du monde.


En ce beau dimanche matin, Laurent prépare sa journée de pêche en compagnie de Louis, son inséparable moitié depuis les trois dernières années. La pêche est leur activité de détente préférée. Le chant des oiseaux, le bruit du vent sur les feuilles, le son des vagues qui cognent sur leur chaloupe... C’est si paisible. Impatient, Laurent empoigne son coffre rempli d’hameçons, tous méticuleusement triés selon leur taille et leur couleur. Depuis que Laurent est à la retraite, il consacre beaucoup plus de temps à de petites activités banales comme celle-ci, auxquelles Louis prend plaisir à assister.


Laurent est un homme très peu bavard. Il a toujours eu une peur bleue de déplaire aux gens qu’il aime. Il ne veut pas être traité différemment. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’a plus de contact avec sa fille, Flora, depuis qu’il est avec Louis. En fait, Flora n’a même jamais rencontré Louis.


Flora a emménagé dans son propre appartement lorsqu’elle avait 19 ans. Laurent et elle ont toujours eu un lien indestructible. Toutefois, il y a trois ans, sa vie a drastiquement changé. Son père a tout simplement cessé de l’appeler. Aux dernières nouvelles, il était parti vivre dans un petit chalet au bord d’un lac. C’est tout ce qu’elle sait. Chaque jour, elle tente de le joindre et, chaque jour, elle n’obtient de lui qu’un amer silence.


Chaque jour est une torture pour Laurent. Il regrette profondément d’avoir coupé les ponts avec sa fille, mais, maintenant, il est trop tard. Ce secret le ronge en entier, mais comment annoncer cette nouvelle après trois longues années de silence? C’est impossible. C’était tout simplement la meilleure décision à prendre afin de ne pas la blesser.


Aujourd’hui sera une journée différente et Laurent le sent dans tout son être. Il part en emportant un muffin aux carottes. Il garde aussi sur lui le pendentif qu’il avait acheté pour les 24 ans de Flora. Il n’a jamais eu l’occasion de lui offrir, mais il avait pris le temps d’y insérer une photo d’une journée mémorable qu’ils avaient passée ensemble. Laurent sort du chalet, suivi de près par Louis, qui le regarde d’un air malicieux. Les deux inséparables se dirigent vers la chaloupe pour profiter de cette splendide journée. Une fois sur l’eau, Laurent s’égare dans ses pensées. Il se remémore sa première rencontre avec Louis. Ironiquement, ils se sont rencontrés dans une clinique de radiographie, le jour même où Laurent allait apprendre la pire nouvelle de sa vie. Il étend ses jambes lourdes au bord de la chaloupe et, en songeant à tous les pays étrangers qu’il aurait aimé visiter avec sa fille, il ferme les yeux et sourit. Il s’imagine voir au loin sa précieuse Flora, les cheveux au vent, qui accoure pour le serrer dans ses bras. Cette simple pensée lui réchauffe le cœur et il s’endort paisiblement, la main de Louis dans la sienne.


Le mardi matin, à l’autre bout de la ville, Flora reçoit un appel étonnant d’un magasin de pêche situé à environ 170 kilomètres de son appartement. La dame au bout du fil, Thérèse, lui dit d’une voix inquiète que Laurent n’est pas au travail ce matin. Apparemment, son père avait nommé Flora comme personne à joindre en cas d’urgence. La gentille dame lui mentionne que Laurent est un homme très travaillant et qu’il n’arrive jamais en retard. Thérèse lui dit qu’elle se sent toutefois rassurée, car elle sait que Laurent n’est pas seul. Elle lui parle alors de Louis, un homme qui partage la vie de Laurent depuis quelques années. Elle précise qu’étonnamment, elle ne l’a jamais rencontré, mais qu’il semble être un homme bon, d’après les commentaires que Laurent lui a faits. Elle suggère tout de même à Flora d’aller au chalet de son père pour s’assurer que tout va bien. Confuse, Flora embarque dans sa voiture et file vers le lac Castor, à Saint-Paulin. Elle tente de ne pas trop réfléchir, mais elle bouillonne de l’intérieur à l’idée de revoir enfin son père.


En arrivant sur les lieux, Flora constate qu’une voiture de police est garée dans l’entrée. Tout de suite, deux policiers s’approchent de son véhicule. Ils lui demandent de s’identifier et, en prenant conscience qu’il s’agit de sa fille, les policiers l’invitent à l’intérieur. Les trois prennent alors place autour de la table de cuisine. Flora n’est pas certaine de comprendre ce qu’il se passe. Une minute semble éternelle. Enfin, les policiers lui annoncent prudemment qu’ils ont retrouvé Laurent sans vie ce matin, dans sa chaloupe. Ils lui remettent une lettre qui lui est destinée et la laisse seule à la table pour prendre connaissance du document. En état de choc, elle ouvre doucement la lettre. Les mots défilant sous ses yeux lui coupent le souffle et elle sent son cœur prêt à exploser dans sa poitrine.


« Ma très chère Flora,

Il y a trois ans, j’ai appris que j’avais un cancer incurable en phase terminale. Le médecin avait estimé qu’il me restait plus ou moins quatre mois à vivre. J’ai paniqué. J’ai rompu les liens que j’avais avec tous les gens de mon entourage. J’ai vendu la maison. Je suis parti vivre les quatre mois qu’il me restait dans un petit chalet reculé de toute civilisation. Un an plus tard, j’étais toujours là. Et après deux ans, je l’étais encore. C’est maintenant la troisième année que je suis envahi d’une solitude atroce. Je regrette profondément de ne pas avoir eu le courage de te le dire au moment où je l’ai su. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas combien de jours il me reste à vivre. Au bout d’un an, j’ai trouvé un travail au magasin de pêche près d’ici. Thérèse est la seule personne qui est au courant pour Louis, mon cancer. Je l’ai nommé ainsi, car mon psychologue m’a dit que, lorsqu’on donne un prénom humain à notre maladie, elle devient parfois plus facile à accepter. J’ai dû apprendre à vivre en sa présence, sans savoir à quel moment il allait prendre ma vie et s’enfuir. J’ai souffert en silence. Chaque jour, j’ai pensé à toi, Flora. Mon ange. Si tu savais à quel point tu me manques. Je suis sincèrement désolé. J’espère qu’un jour tu me pardonneras. Je t’aime.

-Papa »



Après quelques minutes, Flora se dirige vers le bord du lac pour se tremper les pieds et réfléchir à ce qu’elle vient de lire. Elle voit la chaloupe de son père qui se berce tranquillement sur la rive. Un objet scintillant attire son regard: une petite chaîne avec un pendentif. À l’intérieur, Flora y découvre sa photo préférée de Laurent et elle, celle qui a été prise lors de leur voyage en Gaspésie. Émue, elle regarde l’horizon et le paysage de couleur ambre l’apaise instantanément. Les larmes aux yeux, elle s’assoit dans les petites roches. Elle sent la présence de son père à ses côtés et, ensemble, ils profitent de leur dernier automne.


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